Stratégies des groupes de presse dans le processus de multimédiatisation des industries culturelles et médiatiques
Ce programme a pour objet d’observer les circonstances et d’analyser les conséquences possibles d’un phénomène qui affecte très lentement les médias depuis deux décennies et qui s’est brutalement accéléré depuis le début des années 2000 : la « multimédiatisation » (ou « convergence ») des contenus d’information produits par les entreprises médiatiques. Ce phénomène se traduit notamment par une réorganisation du capital et des structures de production des entreprises, d’une part ; par une modification des continuum et des produits d’information, d’autre part. Ces évolutions signifieraient un double déplacement : en premier lieu, de la place dans entreprises médiatiques dans l’économie de la communication, désormais en concurrence, en particulier sur le processus de diffusion/distribution, avec d’autres acteurs, dont les opérateurs de télécommunication, les fabricants de matériels, des acteurs des contenus ou des logiciels, qui investissent massivement dans la production de terminaux individuels ou d’autres dispositifs permettant l’accès aux contenus d’information (dont des portails sur le Net) ; en second lieu, de la compétence, du statut et finalement de l’identité des personnels des métiers du journalisme appelés à produire ces contenus dont les procès de production-diffusion-valorisation évoluent. Le projet entend aborder ces questions par une approche socio-économique décentrée des stratégies dans le domaine de l’information d’un grand groupe emblématique nord-américain, News Corporation et, d’autre part, par une série d’études de cas approfondies d’entreprises médiatiques françaises impliquées dans des stratégies de développement de la « convergence ».
Objectifs du projet.
Les groupes de presse sont traditionnellement très attentifs aux développements des technologies d’information et de communication (Tic). La télématique, l’Internet, les services de téléphonie mobile, les services de télévision numérique sont envisagés, souvent dès leurs premiers temps, comme de nouveaux modes de diffusion, de valorisation, de promotion, de relation aux lecteurs, aux annonceurs, aux acteurs économiques et sociaux mais aussi comme de nouvelles sources d’information, tandis que les technologies participent au renouvellement des modes concrets de fabrication de l’information. Les rapports entre la presse et les Tic, depuis plus de deux décennies, oscillent ainsi entre la surévaluation des enjeux, dont les deux formes extrêmes sont une représentation des technologies comme constituant la clef d’entrée dans un nouvel eldorado ou un risque de disparition des formes traditionnelles de presse, et la sous-évaluation, les difficultés à définir mode d’exploitation viable détournant les acteurs de la presse des Tic.
Depuis une dizaine d’année, l’évolution technologique a laissé entrevoir de nouvelles configurations industrielles et des modalités de production transformées. La technologie numérique utilisée de plus en plus communément par tous les acteurs de la fabrication des produits médiatiques semble ouvrir des portes vers la synergie de certaines activités hier encore très séparées (par exemple, les journalismes de radio, de télévision, de presse), la fusion de fonction distinctes depuis l’origine (la production de contenu et la fabrication du produit fini), la synthèse des supports de technologie hétérogène (que réalisent les sites en ligne qui proposent images, sons, vidéo, textes), l’effacement des identités professionnelles autrefois très affirmées (le reportage n’est plus un acte strictement journalistique).
Cette forme de « multimédiatisation », que l’on peut aussi nommer « convergence » pour signifier ce processus de rapprochement dans un contexte cohérent, concerne aussi le niveau des opérateurs. Après une phase de diversification du capital des entreprises (qui n’appartiennent désormais que rarement à des groupes spécialisés dans l’activité médiatique), leurs rapprochements qui effacent les divisions d’hier entre type de support, l’internationalisation des groupes, l’arrivée de firmes industrielles intéressées par les stocks de programmes, l’entrée des opérateurs de télécommunication et d’autres acteurs dans le secteur médiatique par le biais de l’internet et de la téléphonie mobile, il semble désormais que la création et/ou la diffusion de programmes paraissent essentielles dans la compétition pour acquérir de nouveaux clients (internet) ou les conserver (mobiles).
Enfin il faut mentionner le rôle de l’Internet dans le contexte de convergence. Ce nouveau media s’est toujours développé avec une forte implication « gratuite » des utilisateurs, et cette tendance de fonds ne semble pas s’infléchir. Même dans les activités les plus « commerciales » (vente en ligne, enchères, jeux) les contributions des internautes à la production d’un « corpus » d’informations pour la collectivité est essentielle. Les journaux ont certes une pratique avérée de « courriers de lecteurs », qu’ils contrôlent et filtrent. Mais la numérisation décuple les possibilités de production collective d’information, et les internautes ont appris à s’organiser en ce sens. Par rapport à cela, la presse doit donc se définir en tant que médiateur, ce qui présente des difficultés de nature organisationnelle (un rôle supplémentaire pour les journalistes ?), économique (est-ce une activité rentable ?), sociale (quelle représentativité ?) ou éthique (quelle objectivité du « modérateur » ?).
Organisation du projet.
Trois axes d’analyse devront être articulés :
– il convient, d’une part, de bien situer les transformations technologiques : faire le point sur les innovations et les replacer dans les perspectives diachronique et synchronique, rapporter le singulier à des tendances générales, afin de mesurer l’effet réel que peuvent avoir des nouveaux outils sur les deux points suivants ;
– il faut ensuite analyser les reconfigurations des modes de production de l’information et en particulier les transformations du procès de production, les changements dans les professions, en lien avec les évolutions des produits et des services et de leurs modes de diffusion et de valorisation ;
– enfin, les stratégies d’alliance ou d’acquisition, entre les groupes de presse et entre les groupes de presse et d’autres acteurs économiques, seront étudiées, en particulier afin d’interroger leurs liens avec les reconfigurations des modes de production de l’information, les mutations technologiques et les mutations des professions, l’évolution des groupes du point de vue de la structure de leurs capitaux, de leurs moyens de production, de leurs alliances financières, commerciales et technologiques ; l’observation se fera sur les groupes français choisie et, à titre contrastif,sur le pôle américain News Corporation.
Description des sous-projets.
Sous-projet. Approche socio-économique des industries culturelles.
Dans une première étape, nous allons conduire une analyse de la littérature grise, de la presse spécialisée, des informations « légales » tels les rapports d’activité.
Puis, à titre contrastif, nous étudierons les stratégies du pôle News Corporation dans une triple perspective. Tout d’abord, le multi-positionnement du groupe permet d’analyser quelles articulations peuvent se nouer, en particulier, grâce aux TIC, entre les activités de presse et les autres activités du pôle. Ensuite, l’importance et l’originalité des stratégies de diffusion sur le Web sur mobile des contenus de presse de News Corporation permettent d’interroger les modèles à l’œuvre par rapport à aux éditions papier. Enfin, l’achat de My Space permettra d’analyser si une diffusion d’information sur le ce site du Web collaboratif est susceptible d’interférer avec les modes antérieurs de diffusion sur le Web.
Cette analyse sera conduite à partir de données déjà collectées et d’entretiens réalisés à distance. Il s’agit en fait de préparer une seconde étape de cette étape de cette recherche (non incluse dans al présente proposition) qui nous conduira à mener des entretiens auprès des acteurs financiers aux Etats-Unis et auprès des acteurs industriels américains. Par ailleurs, nous participerons aux études de cas réalisées en France afin d’interroger plus particulièrement les structures et les stratégies financières et industrielles ainsi que les modes de création, production, reproduction, diffusion, valorisation de l’information presse en lien avec les mutations des professionnalités.
Détail des réalisations et échéances : au terme d’une année et demi de recherches bibliographiques et de terrain (notamment aux Etats-Unis), sera rendu un rapport sur cet axe, en décembre 2008.
Sous-projet 2. L’approche économique des enjeux technologiques et entrepreneuriaux des groupes engagés.
Le travail consistera dans un premier temps à collecter un ensemble de données économiques et financières associées aux groupes de presse eux-mêmes, et aux nouvelles formes de consommation électronique. Des interviews sur les orientations stratégiques vis-à-vis des nouvelles technologies complèteront cette collecte initiale. Il s’agira ensuite de chercher à relier les évolutions des périmètres d’activité des groupes avec les tendances de consommation d’information électronique (diffusion des connexions Internet, mais aussi haut débit, budget temps, etc.). Une analyse sera faite des modèles d’affaires portés par les nouveaux canaux de distribution et de médiation mis en avant par les groupes : tiers payant, inclusion dans un forfait multisupport, sous-traitance auprès d’un opérateur de réseau, ou un fournisseur d’accès, etc. Le but est de tracer les lignes de force d’une adaptation des stratégies des entreprises de presse (stratégies financières mais aussi préservation des avantages concurrentiels notamment vis-à -vis de la valorisation de l’information et face aux évolutions de leur contexte structurel d’activité, et de leur environnement concurrentiel (nouveaux entrants)).
Détail des réalisations et échéances : cf. sous-projet suivant.
Sous-projet 3. L’observation des pratiques journalistiques de multimédiatisation.
Le travail consistera en une série de monographies de groupes médiatiques choisis pour l’intérêt que semble représenter, pour la compréhension des transformations à l’œuvre, leurs investissements dans la multimédiatisation. L’accent sera porté dans un premier temps sur la réalité des actes de mise en convergence des pratiques journalistiques (échanges de contenus, de compétences, de ressources, transformations organisationnelles et institutionnelles), puis l’attention se concentrera sur les stratégies organisationnelles mises en place par les groupes et entreprises (institutionnalisation, formations) et les attitudes des équipes journalistiques et de leurs organisations représentatives, afin de mieux percevoir ce qui, du point de vue identitaire, pourrait être en évolution.
En France, les études de cas d’entreprises ou de groupes mettant en œuvre des politiques de « convergence » conduiront à privilégier trois types d’entreprises ou groupes : d’information régionale (Ouest-France ? Le Télégramme ?), d’information spécialisée grand-public (L’Équipe ?), d’information générale (TF1 ? Canal Plus ?Bolloré ?)
Détail des réalisations et échéances : à l’issue des études de terrain auprès des groupes et entreprises choisis (elles devraient durer de mai à novembre), un rapport constitué de monographies et précédé d’une mise en perpective des résultats des axes 2 et 3 sera rendu en mars 2008.
Retombée en terme de recherche théorique.
Il convient d’analyser les stratégies d’alliances et d’acquisition et les formes d’oligopolisation liées à la multimédiatisation. L’étude des stratégies multisupports doit tenir compte des enjeux liés aux structures et aux stratégies industrielles et financières. En particulier, il convient de s’interroger sur les enjeux soulevés par les opérations de concentration ainsi que par la financiarisation. L’oligopolisation conduit-elle à un « appauvrissement » de la « diversité » des contenus et, en l’occurrence du dit « pluralisme de l’information » ? Dans les filières étudiées, il conviendra de chercher à définir précisément les pouvoirs de marchés et à analyser leurs enjeux pour les contenus.
Premièrement, dans certaines des industries de la culture et des médias, en particulier dans le domaine de la télévision payante, la concentration accentue un mouvement ancien de redistribution des cartes entre les différents niveaux de la filière, qui conduit à favoriser les activités aval au détriment des activités amont. Autrement dit, dans la presse le développement de différents supports de diffusion, papier ou électroniques, se fait-il au détriment des moyens alloués à la production de l’information ? Cette question est fréquemment posée. Toutefois, à la lecture des travaux effectués, il ressort un manque flagrant de recherches fondées sur des enquêtes de terrain. La concentration peut conduire, au sein des pôles ou groupes à transformer les processus d’organisation du travail. Il convient donc, à partir d’une sélection de groupes ayant connu des opérations de concentration, d’examiner quelles ont été les transformations concrètes des procès de travail.
Deuxièmement, outre la réduction hypothétique des moyens destinés à la production de l’information, ce qui se joue est également la réduction du nombre de groupes « indépendants », c’est-à-dire de pôles éditoriaux distincts de production ou du moins de diffusion de l’information. De même, la concentration a des conséquences dans les rapports entre les acteurs industriels et dans les rapports entre acteurs industriels et consommateurs. Les pôles ou groupes acquièrent une position dominante sur un ou plusieurs marchés en intégrant verticalement en leur sein les différents niveaux de la filière ou en se diversifiant horizontalement. Ils bénéficient d’important « pouvoirs de marché » qui leur permettent de s’écarter des jeux de la concurrence. Peut-on considérer que seuls ces acteurs sont susceptibles de se maintenir ? Autrement dit, les « indépendants » (qui, dans cette hypothèse, ne le seraient plus guère !) sont-ils condamnés à être vassalisés par les acteurs dominants, leurs produits étant alors « rationalisés » par ces derniers ? Il est à noter qu’ici le terme d’indépendant ne désigne pas ici de très petits acteurs s’adressant à des micro marchés, mais ce terme désigne des acteurs non intégrés verticalement ou non diversifiés horizontalement.
Troisièmement, la concentration peut s’accompagner de phénomènes dits de financiarisation, que nous proposons de définir comme des liens croissants entre les acteurs industriels et les acteurs de la sphère financière (banques, fonds de placement ou d’investissement, conseillers financiers, agences de notation). Ces liens peuvent résulter des opérations de prêts, d’emprunts obligataires, de conseils ou de notation qui accompagnent aujourd’hui les mouvements industriels. La question qui se pose alors est celle des interventions supposées des acteurs de la sphère financière. Force est de reconnaître que les enjeux éditoriaux de la pénétration du capital financier, qu’il soit français ou étranger, ne sont pas aisément discernables. Les acteurs financiers, notamment les fonds anglo-saxons, appelleraient de leurs vœux de nouvelles formes de « gouvernance » des entreprises. De même, la notion de « création de valeur », c’est-à-dire de recherche de la meilleure performance financière par action, est sans cesse mise en avant dans le discours des entreprises. Elle conduirait à la mise en place d’une nouvelle panoplie d’indicateurs et outils de gestion. Qu’en est-il du développement de ces outils ? Ont-ils des impacts sur les modes de création et de production ? Conduisent-ils à l’association étroite de « marketeurs » ou de contrôleurs de gestion aux responsables « éditoriaux » ? Ces derniers sont-ils incités, voire obligés, de respecter des normes de gestion en amont de la création ? Les rapports entre les salles de rédaction et les directions financières deviennent-ils plus étroits et plus contraignants ? Quoi qu’il en soit, les tentatives de rationalisation des contenus de la part des directions des firmes, groupes ou pôles sont d’autant plus difficiles à mettre en œuvre que la valeur d’un produit informationnel est liée à l’insertion de la contribution d’un travailleur ou d’un ensemble de travailleurs intellectuels. Face à des difficultés, les pôles ne se contentent-ils pas de favoriser l’achat, de réduire les dépenses dans la production de l’information, notamment en réduisant les moyens alloués à la production de l’information ?
Retombée en terme de recherche appliquée et de formation.
Du point de vue de la socio-économie des industries culturelles, deux éléments concourent à l’originalité et à l’importance de ce projet. Les regards croisés sur le champ journalistique, à la fois, aux niveaux macro, celui des filières, au niveau meso, celui des entreprises et au niveau micro ,celui des journalistes et des autres travailleurs concourant à la production de l’information, ainsi que sur le plan international permettent d’appréhender dans leur globalité les changements qui s’opèrent et les mouvements émergents et de soulever des questions souvent ignorées ou peu investies par les chercheurs. Nous n’avons pas connaissance de travaux d’investigation de terrains réalisés à la fois sur les questions de la concentration et de la financiarisation, sur celles des évolutions technologiques et de leurs influences respectives sur les contenus journalistiques. Le choix pris à travers ce projet de considérer à la fois les questions de la concentration et de la financiarisation et celles des professionnalités conduit à questionner de deux points de vue le processus de production, circulation, consommation et usages de la presse. Ces approches différentes, à notre sens, se questionnent l’une l’autre. C’est pourquoi il nous paraît fructueux que ce projet coordonne les deux approches dans une problématique transversale.
Du point de vue de l’économie des groupes médiatiques. En tant que « média traditionnel », la presse a, depuis longtemps, dû composer avec l’irruption des nouvelles technologies et les innovations : les radios et télévisions locales, la télématique, l’Internet, les journaux gratuits (Le Floch et Sonnac, 2006). Les groupes de presse ont réagi en cherchant à maintenir deux priorités : la production d’information et les recettes publicitaires. Parallèlement ils ont pu évoluer en mettant en œuvre des stratégies de diversification, de concentration financière, d’externalisation de certaines de leurs tâches (impression), etc. L’évolution actuelle autour de la convergence contribue cependant à créer une rupture dans les relations entre les groupes de presse et les nouvelles technologies. D’un côté, la convergence des canaux de distribution (télécommunications fixes et mobiles, télévision et Internet) peut apparaître comme une nouvelle opportunité de diversification, dans la droite ligne des précédentes. Cependant, comme les nouveaux vecteurs de distribution (télécommunications fixe et mobile, fournisseurs d’accès) sont déjà installés et contrôlés par des groupes puissants, les groupes de presse se trouvent entraînés dans une logique de fournisseur/ donneur d’ordre où leur pouvoir de négociation est érodé. De plus la convergence actuelle soulève d’importantes questions autour du management des droits d’auteurs, les contenus devenant de plus en plus « mixés », les modèles de rémunération peu stabilisés. D’un autre côté, le « Web 2.0 », qui vient en droite ligne des blogs et du mouvement des logiciels libres, contribue à instaurer un mécanisme d’autoproduction généralisée, tout en favorisant l’émergence et la mise en réseau de communautés de production et de consommation d’information). Enfin, Internet favorisant les effets de réseau, des intermédiaires techniques (Microsoft, Google) se trouvent en situation d’exploiter la distance qui se crée entre les producteurs « traditionnels » d’information et des consommateurs de plus en plus détachés de ces producteurs.
Du point de vue de la sociologie du journalisme. L’identité professionnelle des journalistes était arrimée à des principes stables : d’une part, la clôture du professionnel au sein du média (radio, presse, télévision) et de son collectif de production (Charon, 1986. Devillard et ali, 2001), les mobilités d’une type de média à l’autre étaient rares et les activités simultanées inexistantes ; d’autre part, une division précise des rôles : les sources étaient peu actives dans la production de l’information et placées à l’extérieur du médias, les journalistes avaient pour charge de rechercher et de choix l’information qu’ils présentaient, les ouvriers de la fabrication mettaient en forme. Or, un déplacement continu s’opère (Ringoot et Utard, 2005. Sant’anna, 2005) : alors que les sources prennent une place de plus en plus importante dans le recueil et le choix de l’information, les personnels de fabrication ont presque disparu et les journalistes occupent désormais le terrain de la mise en forme. Le journalisme connaît un déplacement de ses fonctions vers les actes techniques, alors qu’il s’éloigne du terrain du reportage. La « multimédiatisation » vient s’inscrire dans ce processus ; dans les entreprises les plus avancées dans la « convergence », les journalistes travaillent désormais pour le groupe et croisent constamment leurs ressources et les résultats ; ils mettent en commun des moyens de reportage, exploitent une matière qui comprend du son, du texte et de l’image pour des supports différents, diversifient les formes finales d’un même produit, en fonction d’un public fragmenté et usagers de supports variés (presse, radio, télévision, internet, téléphonie mobile). Dans cette nouvelle organisation, le journaliste semble plus un fournisseur de contenus dépersonnalisés que cet “auteur-salarié” qu’il fut.
Du point de vue des formations. Les phénomènes dont l’étude est proposée sont de nature à affecter les formations au journalisme et à la communication. D’une part, la « convergence » pose la question de la diversification et de l’intensification des apprentissage techniques, voire technologiques ; la multimédiatisation implique la formation des journalistes à la maîtrise des méthodes et outils de captation et d’édition utilisés par les médias, à savoir l’écrit, la photographie, la vidéo, l’animation ; même s’il est probable que des formes de spécialisation resteront pertinente et structurantes, la « convergence » oblige à cette diversification des compétences qui a déjà été observée à une moindre échelle ; la radio, puis la presse, ensuite la télévision, et pour finir les sites internet, ont conduit les équipes de journalistes à une multicompétence interne (les reporters radio ont monté leurs reportage, les rédacteurs de presse ont pris leur propre photo et inséré leur matière dans les pages, les équipes de télévision se sont parfois réduites à une personne) ; la convergence va accroître cette exigence de façon considérable car elle va contraindre les journalistes à sortir de leur support de référence pour devoir travailler pour d’autres formes médiatiques. D’autre par, la « convergence » participe à ce vaste mouvement de fusion de fonctions hier plus séparées ; elle ne conduit pas seulement à une hybridation interne au champ médiatique, elle implique le rapprochement de professionnels et de structures, notamment parcequ’elle facilitera les valorisations croisées entre supports et entre formes publicitaires (médias et hors médias) ; il est évident que la « convergence » concernera aussi les produits publicitaires dont la déclinaison sera proposée aux annonceurs sur plusieurs médias, et les équipes de rédacteurs journalistiques et publicitaires seront impliquées dans les mêmes stratégies et mêmes process de production.
Le programme de recherche proposé permettra aux équipes pédagogiques, notamment celles auxquelles les laboratoires sont aussi adossés à l’ENSTB, à l’IUT de Lannion, à Paris 8 et 13, de préparer des réponses à ces nouveaux défis de l’enseignement : à quel point faudra-t-il préparer les étudiants en journalisme à la diversité technique ? comment devront-il appréhender l’organisation économique des médias ? les passerelles avec les formations à la communication organisationnelle et à la publicité devront-elles être multipliées afin de mieux préparer les futurs professionnels à travailler dans ces univers convergents tout en conservant leur identité professionnelle ? L’IUT de Lannion, au sein de son conseil paritaire (dans lequel siègent des représentants de six organisations syndicales de salariés et de patrons du journalisme), a déjà entamé cette réflexion, et les échanges ont permis de mesurer l’actualité du questionnement dans la communauté professionnelle.
Retombée en terme de développement d’outils.
Il convient d’insister sur la reconfiguration des modes de production, de diffusion et valorisation de l’information dans la presse liée à la multimédiatisation de l’information. Le développement de la logique de multimédiatisation conduit à modifier, soit marginalement, soit d’ores et déjà de manière plus systématique, le processus de production / distribution / usages ainsi que l’évolution des formes de professionnalité. Les questions suivantes seront abordées :
– Premièrement, quelles sont les transformations à l’œuvre dans les processus de production de l’information à l’occasion du développement des stratégies multisupport ? Dans quelle mesure l’introduction des TIC fait-elle évoluer les formes « d’écriture » ? Comment évolue la place des journalistes par rapport à celles des autres producteurs de l’information ? A quelles évolutions des organisations internes des entreprises assiste-t-on ? Comment évoluent la structure et la dynamique des coûts et, en particulier, dans quelle mesure la dynamique des coûts et les évolutions des conditions de reproduction sont-elles affectées par la numérisation ? Comment les nouvelles technologies changent-elles la répartition des tâches et l’organisation du procès de production ? Le détenteur de la fonction centrale, c’est-à-dire la direction des entreprises de presse, intervient-il plus largement dans la fonction auctoriale ? De même, comment penser les rapports entre la « forme » et les « contenus » ? Qu’est-ce qu’induit concrètement la déclinaison sur plusieurs supports ? Quelles formes de granularisation et différenciation se développent (en nous interrogant sur les limites du sur-mesure de masse et en particulier sur la viabilité de la personnalisation) ? Quelle place occupe le « marketing amont » ? Quelles sont les relations entre les innovations technologiques ou marketing actuelles et l’accentuation de l’individualisation ? Comment la production des consommateurs est prise en compte par les entreprises de presse et en quoi les discours sur le pluralisme sont en phase avec ces modes de production ? Peut-on parler, sur certains supports, d’une coproduction ? Et, dans l’affirmative, remet-elle en question l’unicité du produit et la place des journalistes ?
– Deuxièmement, comment les modes de diffusion se transforment-ils avec le multisupport ? Ce stade de la filière est considéré, par la plupart des auteurs, comme celui où les tendances industrialisantes se sont le plus tôt et le plus fortement développées. La diffusion-distribution est clairement un niveau très concentré de la filière. Il conviendra de considérer, à ce niveau, les effets de la concentration et de l’industrialisation sur la diversité de l’offre.
– Troisièmement, comment les modes de valorisation évoluent-ils avec le multisupport et quels en sont les enjeux. De manière générale, quelle est l’influence des modes de financement sur les choix informationnels ? Quelle est l’importance de la transnationalisation des produits pour l’affirmation de normes transnationales de production ? En quoi celles-ci conduisent-elles à une plus grande uniformisation ou diversification des productions ? Comment évoluent les diverses formes de financement et quelles relations entretiennent-elles (exclusivité ou coexistence) ? Dans quelle mesure passe-t-on d’une économie de la rareté à une économie de l’abondance ? Par rapport au mode de valorisation qui s’effectuait jusqu’ici autour d’un objet (unicité d’un produit), que se passe-t-il quand la numérisation oblige à trouver d’autres formes de valorisation ? A quel déplacement du travail rémunéré vers du gratuit assiste-t-on ? Quelle est influence sur la variété et la qualité des productions ? Quelle valeur ajoutée apporte l’adjonction de services par rapport aux formes antérieures des industries culturelles et médiatiques ? Comment les usages et les relations avec les usagers s’en trouvent-ils transformés ? En quoi les outils des réseaux et des services numériques interactifs changent - ils l’articulation et la valorisation des contenus par rapport aux activités de médiation ? Dans quelle mesure ces évolutions propres à la personnalisation et prônées par les discours sur la diversité se concrétisent-ils dans la réalité ? Comment évolue le caractère aléatoire de la valorisation du fait des nouvelles formes d’intégration du travail intellectuel ?
À l’issue du programme, les équipes impliquées organiseront une présentation des résultats lors d’une journée d’étude destinée aux professionnels des médias en Bretagne.
Travaux déjà réalisés par l’équipe sur le sujet.
L’équipe CEMTI a produit différentes recherches sur la propriété des industries culturelles et médiatiques et sur les enjeux éditoriaux de la concentration . Citons notamment Bouquillion, Philippe, (2005), « La constitution des pôles des industries de la culture et de la communication : entre coups financiers et intégration de filières industrielles », Réseaux, Volume 23, n° 131, pp. 111-144 Des travaux ont également été conduits sur les enjeux de l’Internet pour les produits culturels : Bouquillion, Philippe, (2001), « L’édition de produits culturels sur Internet : vers un nécessaire renouvellement théorique », in Collectif, Emergence et continuité dans les recherches en sciences de l’information et de la communication », Société Française des Sciences de l’Information et de la Communication, pp.15-22, Paris ou Bouquillion, Philippe, (2001), « La culture face à Internet : enjeux culturels et d’action publique », Les enjeux (revue électronique en ligne du GRESEC), numéro 2, GRESEC/Université Stendhal-Grenoble3.
L’équipe du LabSIC a plus travaillé sur la question de la convergence et la modélisation des savoirs : Combès Yolande 1995) : « Comment la convergence s’envisage dans le champ de la communication personnelle », in revue TIS, pp.163-187. Lacroix Jean-Guy, Miège Bernard, Moeglin Pierre, Pajon Patrick , Tremblay Gaétan (1993) « La convergence des télécomuinications et de l’audio-visuel : un renouvellement de perspectives » , in revue TIS, pp.81-105 ; Combès Yolande, « La modélisation des connaissances et du savoir : interrogations critiques autour d’une nouvelle voie de l’informatisation sociale » in Actes du colloque du CREIS- Informatisation et anticipations : entre promesses et réalisations, Strasbourg, 10-12 juin 1998, pp. 249-262. Moeglin P. (2003) : « Industrialisation de la prestation éducative, de la médiatisation à la rationalisation » in Moeglin P., Tremblay G. (dir) 2001 Bogues globalisme et pluralisme tome 3 TIC et éducation, pp.69-83.
Les équipe du CEMTI et du LabSic travailleront conjointement sur l’axe 1 : l’approche socio-économique des industries culturelles. Leurs travaux s’étaleront sur deux années, de janvier 2007 à décembre 2008.
L’équipe de LUSSI dispose de compétences particulières pour analyser les nouvelles formes de défis qui se posent aux groupes de presse. À partir d’une expertise reconnue en Economie des télécommunications et de l’Internet (Économie des télécommunications et de l’Internet, Éditions Economica, par Dang Nguyen & Phan, 2000, L’entreprise numérique, Éditions Économica, par G. Dang Nguyen, 2001) et en Économie industrielle (Économie industrielle appliquée, Éditions Vuibert, par G. Dang Nguyen 1995), elle a récemment analysé les problématiques liées à la formation de communautés épistémiques (Dang Nguyen et Pénard, 2004, 2006). Elle est particulièrement apte à traiter des problématiques de tarification et de commerce électronique (Dang Nguyen, Mevel, 2006).
L’équipe du CRAPE-Arènes a construit une expertise importante en sociologie du journalisme. Outre les travaux sur la construction de l’identité (Les pro du journalisme, D. Ruellan, PUR, 1997. Sociologie du journalisme, E. Neveu, La Découverte, 2001. Devenir journalistes, D. Marchetti et D. Ruellan, La documentation française, 2001 L’identité de journalistes québécois au défi d’internet, F. Le Cam, 2005. Le journalisme en invention, R. Ringoot et JM. Utard, dir., PUR, 2005), le laboratoire a produit deux études importantes sur les transformations de la production et de l’identité journalistiques : l’introduction de l’informatique collaborative dans les entreprises de presse quotidienne régionale et nationale (Journal local et réseaux informatiques, D. Ruellan et D. Thierry, L’Harmattan, 1998) et les expérimentation de l’internet dans l’espace informationnel local (B. Damian et ali, Inform@tion.local Le paysage médiatique régional à l’ère électronique, L’Harmattan, 2001).
L’équipe LUSSI et l’équipe du CRAPE-Arènes travailleront conjointement par monographies sur les axes 2 et 3. LUSSI prendra en charge l’approche économique des enjeux technologiques et entrepreneuriaux des groupes engagés. CRAPE-Arènes se chargera de l’observation des pratiques journalistiques de multimédiatisation.