Donner à tous les Bretons, quels que soient leur âge, leur activité et leur lieu de vie, les moyens de se familiariser avec les technologies de l’information et cela à moins de 20 km de chez eux, tel fut l’objectif de la Région Bretagne lors du lancement du projet cybercommune en 1998. Il s’agit de l’ouverture dans 381 communes ou communautés de communes d’espaces publics offrant l’accès aux outils multimédia (ordinateurs de type PC et/ou Mac, imprimantes, scanners, CD Rom...) et à Internet. Depuis le début du projet, la fréquentation des espaces multimédia a fortement augmenté et les citoyens se sont attachés à leurs espaces et à leur animateur. Les cybercommunes sont entrées dans le paysage breton.
Cependant, le succès suscite d’autres interrogations : les usages sont-ils ceux qui étaient attendus ? Ces espaces ont-ils une utilité sociale ? L’utilisation des cybercommunes a-t-elle un lien avec le développement d’Internet en Bretagne ? Pourquoi utiliser les nouvelles technologies dans un espace public plutôt qu’à domicile ? Enfin, au terme du plan de développement régional, la politique de familiarisation a-t-elle toujours sa raison d’être si l’objectif a été atteint ? Cette dernière interrogation conduit à envisager les prolongements possibles de l’opération « cybercommunes ».
La phase 2 tente de répondre à ces quelques questions en interrogeant directement les utilisateurs de ces espaces et en se concentrant sur la question de la réduction de la « fracture numérique » afin de repérer quelles sont les pratiques effectives de l’usage de l’Internet à l’échelle des Pays.
La phase 2, à l’identique de la première phase, combine une analyse qualitative et une analyse quantitative.
Analyse qualitative (CRAPE-Arènes/ONTICM)
L’étude aborde la question de la réduction de la « fracture numérique » en essayant de repérer quelles sont les pratiques effectives de l’usage de l’Internet à l’échelle des Pays. Les études sur ces questions s’intéressant prioritairement aux initiatives « institutionnelles », il semblait important de regarder ce qui se faisait en marge des institutions. L’essor des technologies en réseau bénéficie du soutien de la Région qui privilégient des initiatives prometteuses ; cette étude indique des pistes de développement et de l’impasse probable de certains projets. Notre propos n’est pas de produire un portrait exhaustif des sites bretons non institutionnels, ni de désigner ce qui doit être promu en priorité, mais de tenter d’établir une photographie la plus réaliste possible de cette situation au cours de l’année 2003.
Méthodologie.
Pour prendre en compte la dimension d’un territoire correspondant assez précisément à l’aire de sociabilité en zone rurale (mais aussi urbaine), nous avons choisi de travailler à l’échelle des Pays et d’en respecter les contours. Pour cela, nous avons choisi cinq Pays bretons représentant aussi bien les quatre départements bretons qu’une variété de situations socio-économiques et de typologies oscillant entre une forte ruralité et des espaces plus urbains. Les cinq Pays retenus ne montrent sans doute pas l’ensemble des actions possibles, mais ils reflètent cependant assez fidèlement la variété des contextes rencontrés entre des zones industrialisées (Pays de Vitré) et largement rurales (Pays de centre Bretagne Ouest), des zones installées dans la culture technologique (Pays Trégor-Goëlo) et des pays entrant (Pays de Vannes) sans omettre une expérimentation plus construite et correspondant à des espaces urbanisés (Pays de Brest).
Pour aborder ces questions fortement liées à des spécificités locales, souvent du fait d’acteurs individuels marquants, il est nécessaire de recourir à une méthodologie sociologique qui se fonde largement sur des entretiens semi-directifs menés avec des acteurs significatifs du Pays qui peuvent s’inscrire (ou non) dans différents espaces sociaux. Ainsi, en excluant les acteurs institutionnels et commerciaux, l’étude s’est concentrée sur les personnes les plus actives qui permettent à des sites d’exister. Nous retrouvons ainsi à la fois des sites très localisés (défense collective d’intérêts locaux), des acteurs de la vie sociale, culturelle et politique locale qui utilisent le medium Internet pour valoriser leurs productions, pratiques et actions militantes et une autre catégorie d’acteurs fédérés à un niveau national ou européen qui déclinent localement des initiatives prises à des échelles plus larges.
Résultats.
L’analyse des pratiques actuelles en Bretagne révèle que bon nombre de sites produits par des Bretons sont abandonnés par faute d’intérêt pour le contenu et également en raison de la difficulté technique à les mettre à jour. Pourtant en contrepartie de ce désintérêt, nous observons l’émergence d’un phénomène nouveau d’auto-édition rendue possible grâce à la mise à disposition de nouveaux logiciels de création et de mise à jour de sites personnels. Cette pratique s’organise principalement autour du nouveau phénomène des « weblogs ». L’étude fait apparaître pour les acteurs de l’Internet la difficulté à créer une véritable animation autour de l’outil technique. Les réussites observées sont le fait de personnalités qui, localement, sont capables d’inscrire cette pratique à la fois dans une réflexion sur les TIC et dans un engagement dans la vie sociale et politique locale.
Acteurs.
Nous avons prioritairement identifié des catégories d’acteurs non institutionnels qui créent des contenus informationnels :
– institutions spécialisées locales, enseignement, bibliothèques ;
– médias marginaux ;
– collectifs de fait ;
– associations d’usagers ;
– associations altruistes ;
– des individus valorisant des actions ou des pratiques.
Contenus.
Les contenus appartiennent aux genres suivants :
– militantisme ;
– informations de type journalistique ;
– formation, orientation professionnelle ;
– promotion culturelle ;
– promotion commerciale ;
– diffusion de productions et de notes personnelles ;
– sites participatifs/forums ;
– info pratiques ;
– portails et annuaires.
Hybridation des espaces et des temporalités.
En croisant toutes ces catégories, nous obtenons une photographie assez complète des pratiques de l’Internet en dehors des acteurs économiques et institutionnels. En regardant avec attention cette photographie des pratiques, nous découvrons une hybridation inédite entre des techniques et des acteurs sociaux soulignant que la place du territoire dans ces pratiques évolue. En effet, la variété des pratiques montre un trait commun à ces usages : les rapports entre pratiques locales et analyses globales changent sans cesse de configuration. Cet échange permanent des échelles, allié à une forte interactivité avec les producteurs/récepteurs d’information, n’est pas permis par aucun média classique. L’échange d’informations entre divers espaces publics rappelle des traits fondateurs des fonctions des premières « gazettes » qui donnèrent naissance à la presse écrite.
Les entretiens qui suivirent ces observations ont confirmé qu’un grand nombre d’acteurs de ces nouveaux médias revendiquent une indépendance vis-à-vis des pouvoirs publics. Cependant des formes de soutien à la production (parfois trouvés dans les Cybercommunes) et à l’accompagnement d’initiatives rassemblant les producteurs d’information (sous des portails thématiques ou territoriaux) sont souhaitées par ces mêmes animateurs. Ces constats devront être mis en relation avec les résultats d’études similaires diligentées notamment par le Ministère de la Recherche dans le cadre de projets de recherche Européen où les expérimentations bretonnes constituent un cas particulièrement intéressant.
Analyse quantitative (Get-ENST Bretagne et UBO.)
L’objet de cette étude est d’évaluer la pertinence de la politique d’encouragement au développement des cybercommunes d’un point de vue économique. Cette évaluation doit permettre d’améliorer les connaissances sur les cybercommunes, sur leur adoption par les citoyens, sur leurs évolutions possibles. Ceci ne peut se faire sans une analyse des faits et la rencontre des acteurs, ce dont nous nous sommes attelés durant toute la période d’étude. Par là même, nous avons cherché à mesurer l’efficacité de cette politique, à savoir si les objectifs fixés ont été atteints. Il s’agissait de vérifier :
– l’équité par la réelle mise à disposition d’un accès aux outils Internet et multimédia pour tous quelque soit la localisation des usagers ;
– l’efficience, en « mesurant » l’impact produit par les ressources mobilisées, ceci du point de vue des usagers mais aussi de la Région et des communes impliquées.
Méthodologie.
Une analyse coûts-avantages a été menée. Pour cela plusieurs questionnaires ont été mis en place. Trois acteurs des cybercommunes ont été interrogés. Les premiers ont été les animateurs avec lesquels les enquêteurs ont eu une rencontre informelle. L’objectif était d’avoir les impressions de l’animateur sur leur travail, sur leurs relations avec les usagers et les élus et connaître le fonctionnement de leur cybercommune. Les deuxièmes acteurs sont les utilisateurs des cybercommunes. Le questionnaire en direction des usagers a été adressé à toute personne présente dans la cybercommune visitée lors de la période d’enquête (une semaine en juillet). Le choix a été de constater sur une période donnée le flux réel de fréquentation et le profil des usagers. Les troisièmes acteurs rencontrés sont les élus des communes ayant mis en place une cybercommune. Nous avons interrogé 4 élus locaux dans le Finistère nord, une commune ayant moins de 2 500 habitants, une commune ayant entre 2 500 et 10 000 habitants et une commune ayant plus de 10 000 habitants. La quatrième commune fait partie des dernières cybercommunes mises en place (moins d’un an). Ceci nous a conduit à la rédaction de monographies sur chacune de ces communes et l’information primordiale obtenue était celle concernant les coûts supportés par la collectivité.
La mesure des avantages a été menée à partir de la méthode d’évaluation contingente (MEC). Le mécanisme de la MEC consiste, devant un projet améliorant ou dégradant la qualité d’un actif non marchand, à interroger les agents sur leur consentement à payer ou leur consentement à recevoir pour voir réaliser le projet. Comme il n’existe pas de marché effectif, les agents sont amenés à afficher des comportements hypothétiques, censés correspondre au plus près à leurs préférences.
Résultats.
Au final, nous disposons de deux échantillons : 88 adultes et 97 jeunes.
Les cybercommunes fournissent un service de proximité dans la mesure où une majorité d’usagers déclare habiter à moins de 1 km de la cybercommune (67% des jeunes et 48% des adultes). En plus 41% de l’ensemble des usagers déclarent venir à pied.
Les outils les plus recherchés sont la bureautique (75% des adultes et 32% des jeunes), suivis de l’imprimante (66% des adultes et 45% des jeunes), du scanner (28% des adultes, 21% des jeunes) et du graveur (15% des adultes, 10% des jeunes). Il s’agit donc des usages qu’on peut qualifier de primaires pour les utilisateurs.
Les jeunes vont dans les cybercommunes pour pratiquer les jeux en réseau ou en ligne, tandis que les adultes sont plutôt là pour rechercher de l’information. Le classement des usages d’Internet pour les jeunes, c’est tout d’abord les jeux, ensuite la recherche d’information et enfin la discussion en ligne (« Chat »).
Pour les adultes, c’est tout d’abord de la recherche d’information sur la culture et les loisirs, ensuite le mail et enfin la consultation d’offre d’emploi sur le net.
Le grand avantage de la cybercommune est d’avoir un accès à Internet gratuit ou, tout au moins, peu cher. Les adultes mettent en avant le fait de ne pas avoir à acquérir le matériel et aussi le rôle de l’animateur et de la formation. Pour les jeunes, l’animateur est un « copain » et, la cybercommune, un lieu de loisir et souvent le seul lieu de la commune où ils peuvent se retrouver entre amis.
L’étude démontre que les cybercommunes ont un coût non négligeable. On peut estimer le coût pour la Région à 2865€ / an / cybercommune, celui de la commune à environ 7945€ (hors coût de création et en intégrant les aides publiques), celui de l’usager à 2,13€ l’heure d’Internet (en moyenne).
En parallèle, on montre que les cybercommunes ont une valeur d’usage qui dépend d’un certain nombre de facteurs déterminants qui sont liés, soit aux usages d’Internet, soit aux services qui sont offerts par les cybercommunes, voire la qualité des équipements que celles-ci offrent. En moyenne, les usagers sont prêts à payer 7,5€ [1] par mois pour un accès illimité à la cybercommune.
Finalement, le bilan coûts-avantages des cybercommunes est mitigé. Le résultat va fortement dépendre du fonctionnement de la cybercommune (doit-elle louer un local ?) et de la fréquentation de cet espace. Dans tous les cas, le financement de l’emploi d’animateur est le point crucial de la survie des cybercommunes. Si ce coût est pleinement assuré par la commune et devient un poste d’employé communal (sans l’abattement des charges comme l’est un emploi-jeune) il est évident que le bilan coût-avantage est négatif.
Conclusion.
Au final, ce qu’on peut retenir est que les usagers sont très attachés à leur cybercommune, à leur animateur. Autant pour les adultes que pour les jeunes, c’est un lieu de loisir, de rencontre. La fermeture de ces espaces semble aujourd’hui inacceptable, même si les usages ont peu évolué depuis la création de ces espaces. Les cybercommunes ont ainsi une valeur qui dépend fortement des caractéristiques socio-économiques des citoyens qui les fréquentent mais aussi des usages développés. Ainsi, Internet se diffuse en Bretagne, et pour partie grâce aux cybercommunes, leur conférant alors une valeur sociale qui dépasse largement son coût. L’objectif, à terme, serait de faire évoluer les usages d’Internet dans les cybercommunes. Ceci ne peut se faire sans le renouvellement de l’équipement disponible et le maintien de l’emploi d’animateur....et peut être la participation financière des citoyens...
Recommandations.
Actuellement, le programme cybercommune arrive à une phase critique où l’emploi des animateurs, déclarés comme essentiels par les usagers, arrive à leur fin. La grande majorité des animateurs n’ont pas d’issues à la fin du contrat emploi-jeune. Certains envisagent d’être titularisés en adjoint administratif sous condition d’obtention du concours administratif. Cependant, sans animateur, l’avenir des cybercommunes est fortement compromis et il semble difficile pour une commune d’assumer totalement le coût d’un nouvel employé communal, à moins qu’un centre culturel soit déjà bien développé ou qu’un poste de chargé de communication puisse être ouvert.
Suite à l’évaluation menée, nous proposons quelques pistes pour prolonger ce programme et soutenir le développement des cybercommunes.
Les principales recommandations que nous allons faire portent sur les usages au sein des cybercommunes.
– Pour que les cybercommunes puissent continuer de vivre, il est nécessaire qu’elles soient des lieux de services et de technologies avancées et en constante évolution. Sinon le citoyen ne trouvera plus d’intérêt à se déplacer, dans la mesure où actuellement environ 50 % des ménages disposent d’un ordinateur à domicile. Il faut donc être en mesure de proposer des équipements sophistiqués, des débits suffisants (au minimum un accès permanent) et des applications récentes.
– Cela nécessite une évolution du rôle des animateurs : il faut faire en sorte que les animateurs soient les acteurs des usages : il faut leur donner les moyens (temps, équipement), la motivations et une formation adaptée. Les animateurs pourraient également suggérer d’autres types d’usages.
– Il faudrait élargir le public et ouvrir ces espaces de plus en plus aux associations, aux écoles, aux foyers des jeunes...
– Il faut réserver certains créneaux horaires à un public particulier : pour les jeunes par exemple (ceci va à l’encontre des rencontres intergénérationnelles mais souvent la pratique des jeux est incompatible avec celle de la recherche d’information ou de formation).
– Il faudrait être en mesure d’identifier les non-usagers des cybercommunes, les raisons de ce non usage et examiner dans quelle mesure la cybercommune peut répondre à leurs besoins.
Le point de vue financier reste délicat à résoudre. La Région souhaite développer des collaborations avec d’autres organismes (Commission Européenne, Caisse des dépôts et Consignations...)
– Pour faire face au vieillissement du parc informatique, il pourrait être mis en place des bourses d’ordinateurs (occasion) et renouveler de ce fait l’équipement.
– Mieux définir le contenu et les contours du poste d’animateur. La difficulté vient du fait que ce ne sont pas des employés régionaux, donc l’arbitrage est au niveau des communes. La Région pourrait faire des recommandations d’homogénéisation des postes.
– Il serait également nécessaire de disposer d’un animateur par pays qui se chargerait de mettre en relation les animateurs et de faire vivre les forums et autres moyens de diffusion de l’information. Il pourrait également organiser les échanges de compétence, pour que la spécialité de chaque animateur profite à l’ensemble des espaces. Les animateurs locaux sont également à la recherche de soutien et de conseils qu’ils pourraient bénéficier de la coopération avec des voisins plus ou moins proches. Des tutoriaux par visio-conférence pourraient être menés ponctuellement (il est parfois difficile pour les animateurs de se déplacer).
– Enfin, nous recommandons le regroupement de certaines cybercommunes vers un lieu central. Même si la cybercommune reste un service de proximité, les habitants des communes rurales ont des habitudes de vie qui les poussent à prendre régulièrement les moyens de locomotion et ne seront pas effrayés de faire 15 km pour un tel service. Cela évite d’avoir des espaces quasiment vides, avec un animateur faiblement occupé et une municipalité supportant un coût trop fort. Il est indéniable que pour certaines communes, le programme cybercommune a été une opportunité d’avoir du matériel et un emploi à un faible coût mais qu’il n’y a pas eu de réflexion à long terme. Ceci ne doit pas se reproduire et pour tout prochain programme, la Région devrait exiger des prévisions de gestion à plus de 5 ans.
Dans tous les cas, les cybercommunes sont amenées à faire évoluer leurs prestations et services sous peine de ne plus apporter de valeur ajoutée à la pratique actuelle des citoyens. Il faut à la fois pouvoir attirer les primo-usagers et satisfaire les habitués pour que la cybercommune ne soit pas seulement un lieu de jeux pour les jeunes.